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"Addiction aux jeux vidéo" : un grave abus de langage

Par Edward Cage | Le 20/07/2017

Ah, Jeu vidéo et dépendance ! Avec celui regroupant Jeu vidéo et violence, voici un duo qui a été moult fois abordé, en articles, en discussions, en études de toutes sortes, souvent pour s'attaquer à ce média et encore plus souvent pour le défendre avec virulence. Car il y a une chose que l'on peut remarquer : après quelques décennies d'infantilisation et de diabolisation, les joueurs, journalistes et développeurs ont appris à faire d'immenses levées de bouclier chaque fois que le Jeu vidéo subit une attaque. Une simple phrase prononcée sur un coup de tête par un animateur qui ne pensait faire de mal à personne ou une simple publicité voulant faire un clin d'œil afin de faire la promotion d'un service peuvent facilement mener à un scandale tel que la personnalité ou l'entreprise visée sera vite contrainte à présenter des excuses publiques. Il y a quelques temps, après la fusillade du lycée Tocqueville de la ville de Grasse, William Audureau écrivait un article au sujet de ce type de réaction massive que l'on pouvait observer alors que les accusations contre le Jeu vidéo n'ont finalement été que très marginales. Rien de surprenant à cela : à force de subir mépris et accusations violentes, on finit par adopter une attitude défensive qui ne pourra s'estomper que de plusieurs années après avoir finalement obtenu une légitimité de la part du grand public.

Aujourd'hui, cette légitimité est presque en place pour le Jeu vidéo et les vieux préjugés disparaissent peu à peu. Mais voilà : les choses mettent du temps à évoluer. Et même si cela a été démenti à un nombre incalculable d'occurrences, l'idée d'une "addiction vidéo-ludique" continue de se promener dans les esprits et d'être présente dans la conscience collective. Récemment, l'association de lobbying américain Video Games Voters Network a dénoncé l'émission 20/20 pour une édition consacrée à la cyberaddiction et qui, selon eux, diaboliserait le Jeu vidéo. L'association a ainsi profité de sa courte publication pour rappeler que ni l'American Medical Association ni l'American Psychiatric Association ne reconnaissent l'existence de l'"addiction vidéo-ludique".
Et pire encore : en plus d'être reprise par ceux qui ne connaissent pas le média, cette idée d'addiction est également reprise par certains pratiquants. Étrangement, il peut arriver d'entendre ce type de discours de la part de joueurs réguliers et intégrés au milieu et à la culture vidéo-ludique. Pourquoi ? Difficile à dire, mais toujours est-il que l'idée d'addiction au Jeu vidéo est toujours bien présente. Et, même si ce sujet a déjà été abordé de très nombreuses fois, je souhaiterais l'aborder à mon tour, comme une sorte de rappel.

Quelles limites pour l'addiction ?

Pour traiter de ce sujet d'"addiction au Jeu vidéo", il conviendra tout d'abord de bien se mettre d'accord sur ce qu'est une addiction. Il s'agit d'un concept que l'on pourrait appréhender de deux manières différentes : selon sa signification purement scientifique et médicale, ou bien sous son acception populaire, c'est-à-dire tel qu'on l'entend dans le langage courant.

Mais le concept d'addiction, au sens scientifique du terme, présente la lourde faiblesse d'être particulièrement difficile à définir, comme le notent les médecins Valleur et Velea (voir « Les addictions sans drogue(s) », Revue Toxibase, juin 2002). Très large, englobant des pratiques et des mécanismes biologiques et psychologiques très divers et surtout en constante évolution, ce concept ne présente pas vraiment les limites précises que l'on serait en droit d'attendre d'une notion scientifique et médicale. Il est vrai qu'avec l'apparition des jeux vidéo et d'Internet, de plus en plus de professionnels ont tendance à faire mention d'une addiction à ces nouveaux médias, répondant ainsi aux craintes qui sont apparues avec eux. En conséquence, on pourrait presque se permettre de considérer que ce type d'addiction existe bien, mais cela ne saurait alors être fait que parce que le concept d'addiction se voit dans ce cas élargi spécialement pour pouvoir y inclure les différentes formes de cyberdépendance et non en conséquence d'un mécanisme comparable. Même la définition des addictions sans substance conceptualisée par Aviel Goodman s'est avérée changeante, comme le rappelle Serge Tisseron dans un article du Huffigton Post.
D'autre part, il serait même légitime de se demander quelle part de ce mythe de l'"addiction vidéo-ludique" ne serait finalement construit chez ces professionnels qu'en réaction à un non-conformisme vu comme pathologique, comme dans le cas de l'"addiction à la pornographie" remise en question par le sociologue Florian Vörös (voir « L’invention de l’addiction à la pornographie », Sexologies. Revue européenne de santé sexuelle, octobre-décembre 2009). Dans tous les cas, il reste que l'ajout de ces types d'addiction n'a toujours pas été reconnu par la communauté scientifique dans son ensemble. Et cela nous impose donc de mettre de côté la définition médicale et scientifique de l'addiction, puisqu'elle n'est en fait pas vraiment fixée.

Si l'on s'intéresse en revanche à l'addiction telle qu'on l'entend dans le langage courant, c'est un peu plus simple : il s'agira tout simplement de l'idée d'un objet, produit ou comportement procurant une forme de plaisir telle que l'individu ne pourra s'empêcher de consommer de plus en plus. C'est ce que notent Valleur et Velea en prenant en exemple le travail de suggestion des publicités promettant du plaisir dans la consommation du produit mis en valeur : "L'addiction devient en fait une notion courante, et déjà les publicitaires en ont compris l'ambiguïté, (c'est une maladie, mais si l'on devient addict, c'est que l'objet de dépendance est source d'un plaisir intense)".
Cette idée d'une "addiction au Jeu vidéo" est ainsi celle selon laquelle jouer à des jeux vidéo à une fréquence et sur une durée trop importantes pousserait le joueur à jouer encore plus. Cette pratique amènerait ainsi les trop gros joueurs à passer tout leur temps à jouer jusqu'à, dans les pires cas, rompre avec la réalité et devenir l'une de ces personnes illustrant les faits divers en mourant de faim, de fatigue ou de déshydratation ou en oubliant de s'occuper de leurs enfants, car trop absorbés par leurs jeux. Ce genre de personnage serait donc l'avenir probable des joueurs ayant l'habitude depuis l'enfance de se perdre dans un ensemble de mondes imaginaires jusqu'à en oublier le monde réel.

Et si c'était un simple malentendu ?

Nous nous intéressons donc à cette idée de l'addiction : un phénomène dans le cadre duquel l'individu retire dans un produit ou un comportement une forme de plaisir malsain qui va l'inciter à consommer encore et toujours plus, délaissant ainsi tous les autres aspects de sa vie. De la même manière qu'un consommateur de cocaïne, le joueur finira, s'il se laisse aller, par consacrer tout son temps et toutes ses ressources à la pratique du Jeu vidéo.

Mais il y a un petit souci dans cette idée d'"addiction au Jeu vidéo" : c'est que, contrairement aux produits habituellement considérés comme addictifs et notamment les drogues dures, ce média ne peut avoir aucun effet direct sur le cerveau humain. Un jeu vidéo présente des situations fictives qui n'ont un effet sur le joueur qu'à travers ses émotions et la manière dont il interprète ces situations. La réaction du joueur ne peut s'expliquer uniquement par la situation fictive ou les mécaniques de jeu qu'un jeu vidéo présente, puisqu'il aura aussi une manière propre de se positionner par rapport à ce qui lui est présenté. Ce qu'il voit ne suffit pas en soit : il faut aussi prendre en compte une autre variable qui est son interprétation de ce qu'il voit.
Et cette variable qui entre ici en compte semble être liée au vécu de l'individu et au rapport qu'il entretient non-pas avec le virtuel, mais plutôt avec le réel. Dans leur texte,  Valleur et Velea évoquent ainsi l'idée que la cyberdépendance soit avant tout liée à une forme d'évitement du réel : "C'est à cause de la recherche d'un refuge, d'une échappatoire à la réalité, que cette tendance à s'extraire du contexte réel pourrait devenir l'une des motivations intimes des cyberdépendants. Le remplacement du réel par le virtuel est leur seule manière concevable de vivre.".  Ainsi, le besoin de jouer aura pour origine un mal-être lié à l'individu, un besoin de fuir ou de rechercher quelque-chose, ou encore au besoin de combler un vide ou de satisfaire son ego, comme l'explique le duo de vidéastes Un Drop dans la Mare (voir « Dépendance Au Jeu Vidéo : Fausse Addiction, Vrai Repli », [22 Textes Pour Convaincre], 2014). C'est encore la même idée qui fut donnée par le psychanalyste Yann Leroux dans une interview accordée au Monde : le comportement de jouer trop n'a pas pour origine le Jeu vidéo en lui-même, mais un contexte psychologique dans lequel est plongé l'individu.
C'est également la même idée qui est avancée par le psychologue Didier Acier dans un article du site Culture sciences. Malgré le fait qu'il parle lui-même de dépendance ou d'addiction aux jeux vidéo, il prend en exemple un mécanisme qui ne correspond pas à la définition communément admise de l'addiction. Il présente en effet ce comportement comme la conséquence d'un souci dans la vie de l'individu, supposant donc que la consommation excessive ne soit pas un mécanisme qui s'auto-entretient et s'auto-amplifie : "L’intention de la personne qui se réfugie dans les jeux est de se couper de lui-même et des autres [...] Le temps de jeu n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est toujours révélateur d’un problème plus profond".

Cette idée semble d'ailleurs confirmée par une recherche réalisée par les psychologues cliniciennes  Fernandez et Simon (voir « Les accros de jeux vidéo ont-ils une addiction aux jeux ou à la virtualité ? », Le Courrier des addictions, Juin 2001). Il s'agit d'une petite étude visant à mesurer entre autres les compétences sociales, la tendance à se dévaloriser ou encore l'aversion à l'ennui entre deux groupes de personnes séparés selon leurs pratiques respectives du Jeu vidéo. En plus de confirmer l'importance des variables socio-phénoménologiques dans l'explication des pratiques excessives, elles découvrent aussi que le virtuel dont les très gros joueurs font l'expérience constitue un moyen pour eux de compléter le réel en satisfaisant par ce moyen les besoins qu'ils ne peuvent assouvir autrement : "Le monde virtuel comble le manque imaginaire et fantasmatique. [...] Il s’agit d’un monde en opposition, ou en continuité avec la réalité, dans lequel le joueur ayant une conduite addictive vient se placer, trouvant ainsi une solution à une carence psychique.".  Les chercheuses vont même jusqu'à évoquer l'existence d'un traumatisme dont la solution trouvée par le joueur serait "le refuge dans le monde virtuel ce qui lui permet de changer de vie, de s’évader quotidiennement plusieurs heures par une pratique facile d’accès et socialement admise.".
Ce sont presque les mêmes termes qu'utilise Serge Tisseron dans l'article mentionné plus tôt : "Dans le jeu pathologique, [...] le joueur ne joue plus par plaisir mais pour fuir un déplaisir. Le jeu devient un refuge.".

Pour résumer, il y a en fait une chose centrale à bien comprendre pour faire la différence entre ce que l'on entend par le terme d'addiction et ce que certains auront plus tendance à nommer un comportement excessif : il existe une différence entre recherche de plaisir et évitement du déplaisir. Contrairement à la recherche permanente d'une forme de plaisir provoquée par une addiction, l'utilisation excessive de jeux vidéo semble plutôt liée à l'évitement d'un déplaisir ressenti en‑dehors de cette pratique. Le joueur "accro" ne recherche pas le plaisir de jouer en délaissant ses responsabilités et les autres formes de plaisir qu'il pourrait trouver dans sa vie : il cherche plutôt à fuir la souffrance ou au mieux l'absence de plaisir que sa vie lui apporte en pratique. Il ne joue pas parce que le jeu lui procure un plaisir si grand qu'il en deviendrait néfaste, mais parce que sa vie elle-même est ressentie de manière négative. L'origine de son comportement n'est donc pas dans les jeux vidéo, mais dans le reste de sa vie.
Ceci nous amène au fait que, contrairement à une croyance encore présente, le fait de jouer ne présente pas en soi un risque de dépendance, même chez des individus considérés comme fragiles. Chez certains individus, une pratique excessive peut effectivement se développer à travers ce média. Mais ce média n'en sera pas la cause : juste un moyen par lequel s'exprime une sorte de mal être, qui pourrait tout aussi bien s'exprimer par un autre moyen, selon les goûts et les préférences de ces personnes. Autrement dit, une utilisation excessive de jeux vidéo n'est pas la cause, mais la conséquence d'un problème.

On remarquera finalement une importance primordiale de bien définir ce que l'on entend par le terme d'addiction avant de s'exprimer à ce sujet. De nombreux professionnels semblent dans leurs travaux décrire exactement le même mécanisme, en lui attribuant simplement des noms différents. Certains parleront d'addiction dans un sens très large, englobant sous cette terminologie des mécanismes radicalement différents dont le seul point commun sera un comportement de consommation hors-norme ; tandis que d'autres préféreront faire la distinction entre comportement excessif et addiction, afin de mieux coller le sens de cette dernière à l'idée communément admise d'une addiction, tout en gagnant en précision et en pertinence.

La différence entre addiction, tel qu'on l'entend dans le langage courant, et comportement excessif tiens dans leurs origines respectives :

  • L'addiction provient du produit consommé, c'est la nature même du produit qui crée une dépendance chez la plupart de ses consommateurs et la manière la plus efficace de s'en défaire est de se protéger de la source de cette dépendance, c'est-à-dire cesser de consommer le produit en question.
  • Le comportement excessif vient quant à lui du contexte et ne fait que s'exprimer à travers un produit ou une activité en particulier ; ce dernier n'a aucun impact sur cette forme de dépendance, comme on peut le constater avec la majorité des personnes qui le consomment. Une fois encore, la manière la plus efficace de se défaire de cela est de se protéger de la source de cette dépendance, mais cette source correspond cette fois-ci au contexte et à l'état psychologique de l'individu. Le travail nécessaire pour se sortir de cette spirale consiste donc en un travail sur cette situation psychologique, et non sur ce qui est consommé.

Contrairement à de nombreuses idées reçues conséquentes d'une mauvaise terminologie, l'"addiction au Jeu vidéo" n'existe pas. La quasi-totalité des joueurs ne développent jamais de consommation problématique. En soi, le fait de jouer ne crée aucun risque de développer une dépendance. Dans la pire situation, ce média pourra tout au plus n'être qu'un moyen par lequel un mal-être déjà existant pourra s'exprimer (et éventuellement être détecté grâce à cela), mais n'en sera en rien à l'origine.

Edward Cage

Issu à la fois d'une formation académique et du monde autodidacte d'Internet, amoureux des sciences et de la diffusion des connaissances.
Également militant en faveur des libertés individuelles.

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