Travailler chez Google : une ironie de la liberté ?
Par Edward Cage | Le 28/08/2016
9 Décembre 2007 sur France 5 : un documentaire propose de découvrir les coulisses d'une entreprise devenue depuis seulement quelques années incontournable dans nos usages du numérique et tout particulièrement de la recherche sur Internet. Après un développement spectaculaire dont seules les start-up sont aujourd'hui réputées capables, Google était déjà à cette époque une multi-nationale respectée et désignée comme modèle, ce qui lui a valu d'être le sujet d'un documentaire cherchant à mettre en lumière les particularités qui lui ont permis d'atteindre un tel succès : le business-model qu'il a peu à peu mis en place, sa philosophie d'origine, mais aussi l'organisation de ses ressources humaines.
Je me souviens d'une impression étrange au sujet des relations entre les salariés de cette entreprise, lorsque j'ai regardé ce petit film pour la première fois, quelques années après sa diffusion originale. Une impression qui me semblait irrationnelle, que je ne parvenais pas à m'expliquer et que, ne sachant comment la décrire, j'ai fini par caricaturer en établissant un parallèle consciemment exagéré avec l'idée que l'on se fait d'une dérive sectaire, c'est-à-dire privant les personnes de leurs libertés individuelles et de leur libre arbitre. Google m'apparaissait à ce moment-là comme une entreprise ayant une tendance à la dépersonnalisation de ses salariés qui ne se rendaient compte de rien. Je venais alors à peine de débuter mes études de sociologie et je ne disposais pas encore du réflexe d'analyse et du recul qui auraient pourtant pu me permettre de comprendre immédiatement l'origine de cette intuition qui était en fait loin d'être aussi erronée que je le pensais alors.
Pourtant, le Google présenté dans ce film, cette entreprise pleine de libertés dans l'organisation de son travail et d'acceptation d'autrui semble à première vue se tenir à l'exact opposé des idées d'embrigadement, de lavage de cerveau ou d'enfermement. On nous y décrit une "ambiance cool et détendue", une absence de surveillance des salariés qui accomplissent les missions qu'ils "se sont eux-mêmes assignées", "une forme de chaos global où plus personne ne sait qui dirige qui", ou encore la célèbre règle des 20% permettant aux ingénieurs de travailler un jour par semaine sur un projet totalement libre. Et pourtant, sans aller bien-sûr jusqu'au concept de secte que je considérais déjà à l'époque comme totalement caricatural pour décrire Google, il s'avère que ces organisations prônant ouvertement la liberté des employés dans leur travail peuvent parfois être tout aussi liberticides que les entreprises plus classiques, mais, contrairement à ces dernières, sans même que leurs salariés ne parviennent à en prendre conscience.
Voici donc ce que nous allons ici tenter de décrire et de comprendre au travers de l'exemple de Google, tel qu'il est présenté dans le documentaire Google, la machine à penser (Gilles Cayatte, 2007).
Note importante
Avant de poursuivre sa lecture, il est indispensable que le lecteur comprenne bien que certaines réserves doivent être gardées quant aux conclusions avancées ici, en conséquence de la source utilisée. Les écrits suivants ne se basent pas sur une méthode d'enquête rigoureuse, telle qu'une observation in situ, un corpus d'entretiens ou un questionnaire, mais uniquement sur une analyse faite à partir d'un documentaire réalisé par un tiers. D'autre part, cette source cinématographique ne présente qu'une partie des entretiens et observations que son auteur a effectués lors de son travail. Autrement dit, les écrits suivants se basent donc sur des observations à la fois partielles et de seconde main, des données à la fois incomplètes, incertaines et pas assez nombreuses.
Il ne s'agit donc pas ici d'une étude sociologique dont les résultats pourraient être considérés comme représentatifs d'une réalité, avec toute la rigueur que la discipline suppose. Il s'agit plus d'une réflexion, qui de plus présente quelques jugements de valeur, autour du sujet des formes de réglementations et de contraintes invisibles que l'on peut parfois retrouver au sein d'organisations, au travers de l'exemple d'une entreprise précise telle que présentée dans ce documentaire.
Une culture d'entreprise très prononcée
C'est donc une forme de liberté absolue dans le travail de chacun qui est au centre de l'image que Google donne du travail en son sein. Une liberté d'organisation, une liberté créative et même, en un certain sens, une liberté de résultats (au travers de la règle des 20% mentionnée plus haut) : la firme se donne une apparence d'organisation sympathique dans laquelle on crée comme on le souhaite avec peu de contraintes et dans laquelle le travail est plus un loisir dans lequel chacun est libre de s'exprimer qu'un emploi avec horaires et patron sur le dos.
Bien évidemment, cette image que se donne l'entreprise est particulièrement séduisante, surtout pour de jeunes créatifs qui ont comme ambition première celle de simplement créer. Et cela marche, comme l'indique Michael Malone (éditorialiste au Wall Street Journal) : "Tous les étudiants du monde entier qui sortent de la fac veulent aller travailler chez Google. C'était pareil pour Microsoft dans les années 90. Ils reçoivent des CV de partout : d'Europe, d'Inde, de Chine, de partout aux États-Unis. Et ils peuvent choisir qui bon leur semble.".
Google a donc le choix lors des embauches, mais surtout, les candidats sont soumis à une rude concurrence lors de leur sélection. Il n'est pas facile de devenir salarié de Google et l'entrée dans l'entreprise se fait parfois selon des modalités surprenantes visant à déterminer si le postulant dispose des savoir-faire, mais surtout des savoir-être recherchés par l'entreprise. Car c'est bien l'essentiel dans le fonctionnement de Google : la culture d'entreprise, une culture dont les prémisses seront les principaux éléments recherchés chez le candidat. Le narrateur l'illustre ainsi : "Google reçoit près d'un million d'offres de candidature par an : un million de personnes qui veulent entrer dans un des clubs technologiques les plus fermés de la planète […]. Pour devenir Googler, […] vous allez subir un parcours du combattant qui peut durer jusqu'à huit mois. Vous répondrez à des questions du genre 'Comment vendre un produit à un million de personnes ?' ou encore 'De combien de façons pouvez-vous peindre un icosaèdre avec une couleur sur trois ?'.".
Cette culture, on la retrouve également dans l'existence d'un rite de passage, caractéristique que l'on retrouve sous différentes formes dans tout type de société ou de groupe social dès que celui-ci possède une place importante dans la socialisation globale des individus qui le composent. Ce rite de passage, marquant dans le cas de Google l'entrée dans le grand groupe de salariés constituant l'entreprise, prend la forme d'un petit bizutage, durant lequel les petits nouveaux, auxquels on donne le surnom de Nooglers, prennent le micro pour tenter de faire rire les anciens avant de se voir remettre des chapeaux aux couleurs de Google surmontés d'une petite hélice. Ce mini-bizutage, comme tout rite de passage allant du rituel religieux à l'acquisition d'une nationalité en passant par l'obtention d'un diplôme, a une fonction très simple qui est de marquer par un événement concret une limite entre ceux qui font partie du groupe et ceux qui n'en font pas partie. Par définition, un rite de passage ne peut exister que si un certain sentiment de communauté, qu'il soit petit ou au contraire très fort, existe au sein du groupe qui le réalise.
Mais ce n'est pas tout ce que l'on peut déduire de cette idée de Noogler : au-delà de la notion, le simple fait que ce terme existe est intéressant. Noogler se construit par la contraction de new et Googler, ce dernier nom désignant les salariés de Google. En ajoutant à cela le concept de Googlitude (Googley en anglais), désignant une manière d'être caractéristique de l'entreprise et de ses salariés, on remarque dans le documentaire plusieurs termes appartenant à un vocabulaire qui est spécifique à l'entreprise en plus d'être destiné à désigner ceux qui en font partie : il s'agit donc d'une manière spécifique au groupe de se désigner lui-même. En plus de se donner un nom particulier les distinguant des individus étrangers à leur groupe, ils créent chez ces derniers une méconnaissance artificielle de leur groupe en étoffant leur propre culture par ce vocabulaire qu'ils sont les seuls à utiliser. De cette manière, il y a ici une nouvelle manière d'imprimer, par le langage, une séparation très nette entre ceux qui font partie du groupe et ceux qui en sont extérieurs.
De plus, ce vocabulaire aura une autre propriété qui est celle de constituer une référence commune à tous les employés de Google. Une référence parmi d'autres tout du moins, car les symboles auxquels sont confrontés les salariés de l'entreprise toute entière sont légion chez Google. Des références mondiales desquelles font partie l'aspect événementiel de l'entreprise -au travers des rites de passages ou des TGIF (sigle d'une fête hebdomadaire, signifiant Thanks God It's Friday)-, mais aussi l'aspect visuel des locaux et bureaux. "De bureaux en écrans, de Dublin à San Fransisco, partout des symboles et des décors identiques. Des jeunes gens habillés par Google, emblèmes de l'appartenance à une famille, un club mondial d'un nouveau genre.", décrit ainsi le réalisateur du documentaire. Une décoration commune, mais surtout des objets symboliques présents d'office sur les bureaux des employés, tels que des lampes-volcans qui, à l'image d'un crucifix, constituent des icônes représentant l'autorité au service de laquelle l'individu se met. "C'est un objet particulier présent sur tous les bureaux des Googlers. […] Ces lampes-volcans représentent Google. C'était le premier objet de déco mis en place dans les bureaux de Moutain View. C'est devenu l'image de la Googlitude", explique Christian, conscient aussi bien de l'aspect symbolique de l'objet que de son histoire. Au-delà de ce seul objet, la notion de Googlitude, commune à tous les employés, se retrouve sur les bureaux de manière plus globale, mais sans que cette manière d'être et de décorer son espace de travail ne soit mentionnée de manière précise ou explicite. Cela reste quelque chose d'intégré, donc quelque chose dont les détails ne sont pas connus consciemment par les individus : en décrivant l'arrangement des bureaux, Constantina mentionne ainsi la notion de Googlitude sans l'expliquer concrètement ou en utilisant le terme imprécis de truc : "On met des pense-bête, ensuite on met un truc qui fait partie de la Googlitude, un truc pour rigoler, un truc marrant.".
Ce partage de références entre tous les travailleurs de Google, on le retrouve aussi dans certaines règles présentes dans l'entreprise, à commencer par la simple devise de l'entreprise "Don't be evil", mettant en avant la manière d'être de l'entreprise plutôt que ses produits : une valeur plutôt que son activité. Ces règles se complètent aussi, dans le documentaire, par un tableau exposé sur le mur d'un open-space et sur lequel est rappelé un ensemble de prescriptions, une sorte de 10 commandements des employés : "Traitez les gens avec respect. Faites un effort pour intégrer les nouveaux. Partagez, soutenez, aidez-vous les uns les autres. Célébrez + partagez joies/succès ensembles. Soyez solidaires. Saluez-vous et communiquez entre vous. Créez des liens avec d'autres équipes. Faites passer les informations sans relâche. Soyez conscient/Acceptez la pression. Utilisez la concurrence de façon saine.". On remarquera de plus que, parmi ces dix règles que les employés ont pris la peine de rappeler, sept ramènent directement à des aspects de socialisation interne à l'organisation. Il s'agit ainsi d'un autre ensemble de références communes mettant le doigt sur des manières d'êtres et des valeurs, soit une forme d'incitation destinée aux dizaines de milliers de salariés de Google à adopter la même manière de penser.
Ainsi, le film de Gilles Cayatte nous permet de mettre le doigt sur divers éléments présents au sein de Google et présentant l'entreprise comme fondée sur des valeurs, des événements, une manière d'être plutôt que sur des produits, une expertise ou une renommée auprès du public. On y voit une recherche explicite de savoir-être plus que de savoir-faire à l'embauche, un vocabulaire spécifique à l'organisation, un rite de passage, des symboles et valeurs communes dans toute l'entreprise et s'appliquant de la même manière au travers des pays et peu importe les cultures locales, des références communes renforçant les liens entre employés tout en les distinguant de ceux qui sont étrangers à l'entreprise.
Par tous ces éléments, Google se présente comme un type d'entreprise particulier dans lequel la culture interne passe avant tout le reste. Un individu est toujours confronté à des cultures et des socialisations diverses et certaines d'entre elles prendront le pas sur d'autres. Avec une culture d'entreprise aussi forte et présente à tout instant, la culture de l'entreprise est celle qui aura le plus d'impact sur le comportement et les représentations des employés dans leur rapport au travail. Ainsi, dans sa manière de se représenter son travail comme dans la manière dont il l'organise, un ingénieur travaillant chez Google sera un employé de Google avant d'être un ingénieur : il partage plus de choses avec les autres employés de la firme aux métiers différents qu'avec d'autres ingénieurs issus d'entreprises différentes. De cette manière, la culture d'entreprise passe avant les cultures de métiers dont sont issus les différents travailleurs.
Néanmoins, une autre particularité de Google vient s'ajouter à cela : si la culture de l'entreprise s'impose dans le rapport du salarié à son travail, elle parvient également à le faire dans d'autres aspects de sa vie.
Paternalisme et vie de famille
Comme nous venons de le voir, la culture d'entreprise est particulièrement forte chez Google : de nombreux liens se forment de force entre les salariés. Il s'agit de relations qui existent dans le cadre strict du travail, au travers de l'aménagement du bureau, de l'intégration des nouveaux et des qualités recherchées lors de l'embauche, mais que l'on retrouve aussi durant les temps de pause : "Baby-foot, billard, ping-pong ou même jeux vidéo ne sont qu'une façon de prolonger la relation avec ses collègues.", explique le narrateur.
Des jeux, mais aussi de multiples services sont proposés gratuitement par l'entreprise, des services qui deviennent l'occasion pour cette dernière d'imprimer sa présence au-delà du travail en lui-même au travers d'un mécanisme quelque peu vicieux. Sur ses aspects pratiques, sur l'aspect le plus concret du travail des employés, le monde de Google est largement influencé par le monde de l'informatique. Malgré la culture spécifique à Google, il serait bien difficile de se passer totalement du domaine d'activité de l'entreprise, un domaine d'activité dans lequel le travail ne s'organise pas comme ailleurs. Bernard Girard, consultant en ressources humaines l'explique ainsi : "On est dans un monde d'informaticiens, un monde de gens qui passent leurs journées scotchés devant leur écran à écrire du code, à écrire du texte. C'est un métier dans lequel on a des rythmes de travail très particuliers, dans lequel on peut rester six heures, sept heures, huit heures, neuf heures, dix heures, douze heures d'affilée au bureau.". Comme partout dans le monde de l'informatique, travailler chez Google est donc une activité extrêmement chronophage. Néanmoins, la firme américaine se distingue dans le Googleplex (son siège social) par sa réponse à cet aspect chronophage : elle propose sur place ce qui manque à ses employés, soit des services allant de la nourriture à la laverie en passant par les massages et salles de sport.
Il s'agit de services dont profitent amplement les salariés, comme l'explique Constantina : "C'est un énorme avantage : dans mon boulot précédent, il fallait que je sorte du restaurant, il fallait penser au menu … Ici tu ne penses plus à ça : tu descends, tu manges, tu viens avec tes potes.", de même que Vlad : "Comme les œufs brouillés c'est le maximum de ce que je sais faire en cuisine, Google s'occupe de me nourrir correctement de temps en temps et c'est très bien comme ça.". L'idée qui se cache derrière tout ça est que Google s'occupe de tous les aspects de la vie quotidienne qui ne relèvent pas du travail des Googlers : l'entité s'occupe d'eux et pense à leur place à l'organisation de leurs vies, comme le ferait un parent avec son enfant. Et c'est ce que vient confirmer Bernard Girard : "il y a là une volonté de créer une hygiène de vie pour leurs collaborateurs et qui tient à ce que cette hygiène de vie va permettre de travailler sur la durée et d'éviter justement l'enfermement ou l'abrutissement. […] il y a une démarche totalement paternaliste".
Si cela peut sembler être juste une démarche innocente de la part de l'entreprise, visant à libérer les salariés de leurs préoccupations, il ne faut toutefois pas oublier d'observer la situation sous un angle légèrement différent. Avec leur travail très chronophage, les Googlers ont des raisons de passer la quasi-totalité de leurs journées chez Google, voire plusieurs journées d'affilée ; en même temps, l'entreprise leur offre tous les services leur permettant de le faire. Ils ont donc à la fois des raisons et la possibilité de vivre entièrement chez Google et cela ne rate pas : on mange les plats de Google, on se détend avec les loisirs de Google. Finalement, par rapport aux employés de n'importe quelle autre organisation, la vie des employés de l'entreprise se résumera beaucoup plus facilement à cette dernière. La vie d'un Googler se définit par Google, toute sa vie tourne autour de son entreprise, et le Googler ayant, comme tout le monde, envie d'avoir une vie épanouie, il tentera de développer l'entreprise qui, par son omniprésence, parvient à représenter son quotidien.
Ainsi, on remarque que les employés de cette entreprise ne sont soumis à aucune surveillance, à un point tel que cela surprend les travailleurs eux-mêmes, comme Constantina qui explique avoir eu besoin d'un peu de temps pour s'y faire : "Au début, c'était assez bizarre de constater que personne ne vérifiait quotidiennement mon travail. Ça m'a beaucoup stressée. En fait, personne ne te contrôle. Maintenant, je me sens plus détendue. Je sais que si j'ai besoin d 'aller me reposer, personne ne me fera de réflexion sur mon absence.". Pourtant la raison de cette absence de contrôle est simple : il est inutile de contraindre le salarié à un travail efficace, si celui-ci s'impose lui-même cet objectif. À travers un paternalisme très prononcé et des liens très forts entre les salariés, l'intégration quasi-familiale au sein de l'entreprise est faite d'une façon telle que le Googler s'impose lui-même des horaires et un travail très exigeants. "C'est comme une petite famille. Google n'est pas aussi exigeant avec toi, je pense. Tout ce que je fais, je le fais avec plaisir. Personne ne me force à rester tard.", explique Christian en mettant en avant le fait que, mis à part lui-même, aucune personne et aucune règle ne lui impose explicitement de passer de longues heures au travail.
Chez Google, il ne s'agit finalement pas de travailler pour toucher un salaire ou pour sa carrière, mais de travailler pour ses collègues et l'entité parentale abstraite qu'est l'entreprise, de travailler pour faire prospérer sa famille. Le travailleur ne recherche donc pas son intérêt propre, mais uniquement l'intérêt collectif au travers de la recherche de reconnaissance qui le motive. Cette recherche de reconnaissance, c'est ce que décrit Bernard Girard : "Le meilleur contrôle qui puisse être exercé sur un individu, un travailleur, un collaborateur, c'est par ses collègues : c'est à la fois le contrôle et en même temps la motivation. C'est formidable de bien travailler pour son patron, mais c'est encore beaucoup mieux de bien travailler pour des collègues, des collègues qui vont vous dire 'T'es vraiment champion. Là, t'as réussi quelque chose de difficile.' Des collègues dont on cherche encore plus l'adhésion qu'ils sont formidables.".
En même temps, dans l'éventualité où cette recherche de reconnaissance et cette ambiance familiale ne seraient pas suffisantes, un mécanisme plus concret est lui aussi en place afin d'encourager les relations sociales entre collègues : une prime à la sympathie. "Google a mis en place un système de prime accordée en fonction de l'opinion de ses collègues. En gros, plus on est sympa, disponible et efficace, plus on gagne.", explique le narrateur. Une partie du salaire du travailleur est donc directement dépendante de sa capacité et de sa volonté de s'intégrer au groupe, car s'intégrer et accepter la socialisation imposée par Google est une part incontournable du travail qui est demandé. Il s'agit-là d'un système que l'on pourrait aisément mettre en parallèle avec celui de l'entreprise chinoise Sesame Credit dont la particularité, qui avait déjà créé une petite polémique en occident, est de noter les "bons" et "mauvais" citoyens en fonction de l'adéquation entre leurs comportements et les normes dictées par le parti au pouvoir pour ensuite, selon cette note, leur accorder ou non des avantages financiers.
Qu'il s'agisse de l'intégration de l'individu à un collectif ou d'un attrait par des primes, Google a mis en place un système permettant un auto-contrôle du salarié. Il n'est pas nécessaire de contraindre celui-ci à donner toute la force de travail qu'il peut, il n'est pas nécessaire de contrôler la qualité de son travail ou ses heures, il n'est pas non-plus nécessaire de s'assurer qu'il suive la ligne de conduite dictée par l'entreprise : tout est fait pour qu'il se force lui-même à cibler tous ces objectifs.
Mais pour augmenter les chances que cet auto-contrôle fonctionne, l'entreprise s'assure également que ceux qui postulent à un emploi soient autant que possible susceptibles de s'intégrer facilement.
Sélection et éducation selon les valeurs familiales
Afin de s'assurer de mettre toutes les chances de son côté, Google fait de gros efforts pour que les employés acquièrent les valeurs de l'entreprise. Comme nous l'avons vu, il s'agit toujours pour cette entreprise de s'assurer que les individus partagent les mêmes références et se lient fortement à leurs collègues, bref que l'individu soit très fortement intégré afin qu'il fasse volontairement passer les intérêts de son entreprise avant ses intérêts propres. Mais cette intégration ne peut se faire seule : elle nécessite un certain apprentissage qui sera toutefois largement facilité voire rendu superflu par une sélection des candidats.
Pour ce faire, parmi le nombre incroyablement élevé de candidatures qu'elle reçoit, l'entreprise recherche en priorité de futurs collaborateurs qui disposent déjà d'une certaine mentalité se rapprochant de celle en place dans l'entreprise. Il s'agit donc de rechercher une personnalité particulière, se rapprochant autant que possible de la culture de l'entreprise et donc du concept de Googlitude que l'on a pu voir précédemment. "Je crois que nous avions dès le début une vision précise du genre de personne que nous voulions engager. […] On a inventé ce concept de Googlitude. Quand on voit quelqu'un, on se demande s'il a la Googlitude. Et pour nous, ça veut dire : 'Cette personne est-elle intéressée par le monde qui l'entoure, se sent-elle socialement responsable et aime-t-elle vraiment la technologie ?'.", explique ainsi Marissa Mayer (vice-présidente recherche et expérience utilisateur). Google recherche bien un savoir-être plus qu'un savoir-faire, comme nous l'avons vu un peu plus tôt. En termes de savoir-être, Marissa Mayer citera ainsi un état d'esprit et certains intérêts particuliers qui, selon elle, sont représentatifs de la Googlitude.
Néanmoins, lorsque l'on s'intéresse à Sergio, simple Googler mais ayant malgré tout déjà participé à des comités d'embauche, on remarque qu'il met en avant des caractéristiques légèrement différentes. Il s'agit toujours d'embaucher en fonction de la personnalité du postulant, mais on commence déjà à sentir que les caractéristiques recherchées ne peuvent l'être qu'en étudiant le candidat sous un angle légèrement différent. Pour Sergio, il s'agit ainsi de rechercher "Des gens curieux, des gens un peu originaux, des gens vraiment qui … avec qui ça allait être agréable de travailler. Après, même si, enfin après on pouvait toujours leur apprendre le métier et ils pourraient le faire bien, mais c'était important qu'ils soient … qu'ils aient un certain état d'esprit, qui est très dur à définir.". Ce que Sergio décrit ici, c'est donc à la fois l'état d'esprit que recherche Google et ses dirigeants, mais aussi et surtout un autre aspect de ce qui est recherché chez un candidat : une personne avec laquelle travailler serait un plaisir. Un aspect qui demeure indispensable et expliquant le fait que même de simples employés, n'ayant que quelques mois d'ancienneté, aient un poids dans le choix de nouveaux collaborateurs.
En effet, Google n'impose que certaines normes en son sein. Il faut bien garder à l'esprit que, certes, une certaine manière de travailler, un certain type de management a été mis en place par les fondateurs de l'entreprise. Mais Google fonctionne avant tout sur le concept d'un collectif extrêmement présent : c'est par ce collectif, l'intégration à ce collectif et le conformisme général que Google est aussi efficace. Lorsqu'un nouvel employé arrive, l'essentiel reste que celui-ci soit aussi intégré qu'il est possible de l'être. Une part très importante des caractéristiques recherchées chez un candidat est ainsi définie implicitement par le collectif plus qu'explicitement par les dirigeants. Pour que le contrôle des postulants soit aussi pertinent et efficace que possible, la firme met donc à contribution les futurs collègues de ceux-ci : "La politique de départ, c'était que … quand une équipe embauchait, tous les membres de l'équipe avaient leur mot à dire.", explique Sergio. Il recherche en effet des personnes correspondant aux comportements et aux représentations des employés déjà présents. Comme il s'agit avant tout de pousser les individus à s'intégrer au collectif pour ainsi profiter de leur dévouement volontaire, ce collectif regroupant l'ensemble des salariés est toujours prioritaire aux dirigeants et c'est c'est donc lui qui décide qui engager ou non, comme l'explique Mats Carduner (directeur général de Google France) : "La plupart des gens font plusieurs interviews par semaine, c'est régulier, doivent écrire des rapports détaillés, doivent noter les gens, doivent … certains doivent aller à des comités d'embauches qui ensuite comparent les gens, etc. Donc c'est quand même quelque chose de très organisé, mais en même temps de très démocratique. Il y a pas une douzaine de personnes dans la compagnie qui ont le droit de veto sur tout.".
En faisant appel à ces derniers et en les impliquant très fortement dans le processus d'embauche, l'entreprise fait non-seulement appel à ceux qui sont les mieux placés pour juger un candidat, mais fait aussi systématiquement l'économie de toute étude culturelle du service duquel fait partie le poste vacant. Chacun va ainsi tenter d'appréhender le candidat selon ses propres intérêt, comme l'explique Constantina : "Tu as des entretiens avec tes futurs collègues, avec tes managers, avec des gens d'autres équipes. C'est pour t'appréhender sous différents angles. Les questions sont toutes différentes.", et Mats Carduner : "Je pense que le principe d'avoir beaucoup de personnes qui rencontrent le candidat est un point important, parce que ça permet d'avoir plusieurs angles. Et d'ailleurs on fait rencontrer pas seulement le futur manager, mais également les futurs collègues et voire même des futurs subordonnés.". Et une fois de plus, cette étude des postulants se fait dans un objectif simple qu'explique Sergio en mentionnant les comités d'embauches auxquels il a participé : "Je pense que ce que je cherchais le plus, c'était … la connivence, enfin pas la connivence mais le degré de complicité que j'allais pouvoir avoir avec cette personne, qui allait travailler tout le temps avec moi.". Pour dire les choses autrement, les employés recherchent la même chose que l'entreprise : faciliter les relations sociales et donc l'intégration de l'individu au sein du collectif.
Mais les choses ne sont pas tout à fait terminées au moment de l'embauche. Certes le nouvel employé, le "Noogler", dispose de certaines pré-dispositions lui permettant de se lier facilement à ses collègues et à son entreprise, mais ces pré-dispositions ne se suffisent pas toujours à elles-mêmes et supposent une formation du nouvel employé par les anciens de l'entreprise. Bien-sûr, il ne s'agira pas de leur apprendre à faire leur métier d'ingénieur ou autre, mais de leur apprendre le métier de Googler, comme l'explique Joao, l'un des managers de l'entreprise : "On fait un travail en tête-à-tête dès le début, pour aider les gens à démarrer, pour leur montrer comment ça fonctionne chez Google. On les aide à prendre leur envol.". À cela, rien qui ne soit particulièrement surprenant ou qui diffère fondamentalement de la plupart des autres entreprises. Mais en s'intéressant au discours de Constantina, on retrouve une nouvelle fois ces idées d'intégration et de relations très fortes entre collègues qui reste en plein cœur de toutes les représentations des employés de Google : "On a ce système de pote : c'est quelqu'un qui s'occupe de toi quand tu arrives. Il te fait rencontrer tout le monde. Il sait que tu es anxieux, stressé. Après cette période de formation, tu arrives à ton bureau et cette personne est toujours là pour t'aider et te conseiller. Cette personne est toujours là pour toi : c'est ton pote.".
Cette période d'intégration constitue ainsi la première étape menant à la standardisation culturelle, l'entretien d'une communauté de normes et une place importante du lien social qui inciteront l'employé à rechercher la reconnaissance de ses collègues au travers de la satisfaction des besoins de l'entreprise. Une fois que ce mécanisme est intégré, plus besoin de contrôler le nouveau salarié qui sera en fait soumis à un auto-contrôle. En fait, Google présente un profil mêlant ce que Henry Mintzbeg désigne comme adhocratie d'une part et entreprise missionnaire d'autre part ; l'adhocratie étant une organisation regroupant des professionnels hautement qualifiés et travaillant par projets, et l'entreprise missionnaire une organisation se basant sur un certain nombre de normes qu'il place au cœur de sa communication (Mintzberg, 1982). Chez Google, il n'est pas nécessaire de vérifier le travail de chacun : d'une part parce que l'entreprise mise sur la créativité et offre en conséquence une grande liberté à ses salariés, et d'autre part parce que l'intégration extrêmement forte à laquelle ils sont soumis et le besoin de reconnaissance qui en découle les poussent à mettre toute leur énergie au travail pour faire prospérer l'entreprise. À la suite de cette période d'intégration assurant la mise en place de ces normes, les managers comme Joao peuvent donc donner une autonomie totale aux employés : "Une fois cette première étape franchie, ils sont bons pour le service, ils sont autonomes. Nous avons cette culture d'autonomiser les gens, de leur donner les clés de leur marché. […] On responsabilise les gens au maximum. Ils sont propriétaires de leur business.".
Ainsi, l'omniprésence d'une culture d'entreprise et la recherche de reconnaissance qui poussent l'employé de Google à se dévouer corps et âme à son entreprise ne sont pas le fruit d'une stratégie managériale imposante et complexe : il s'agit en fait d'un mécanisme très simple qui ne nécessite que très peu d'efforts à entretenir. Pour assurer cette intégration très forte, un travail en amont constitue une grande part de cet entretien. Ayant un large choix parmi toutes les candidatures qu'il reçoit, il suffit à Google de sélectionner les postulants qui disposent déjà des valeurs et des manières de penser propres à l'entreprise et au groupe que constituent les employés déjà présents. À la suite de cela, une socialisation très rapide permet d'initier un effet boule de neige qui incitera le nouveau salarié à rechercher l'approbation de ses collègues et à se socialiser encore plus.
Aucune organisation n'est capable de fonctionner sans un ensemble de règles, aussi peu nombreuses ou implicites soient-elles, contraignant les individus à viser les objectifs que l'organisation a besoin d'atteindre pour continuer à exister. Et, contrairement à l'impression que l'on pourrait avoir en observant Google, la célèbre entreprise issue de la Silicon Valley n'est en rien étrangère à cet état de fait. Simplement, cette entreprise, travaillant dans le secteur des hautes technologies et, de surcroît, dans le secteur hautement concurrentiel qu'est Internet, ne peut obtenir et conserver une place de leader qu'en faisant preuve de très fortes capacités d'adaptation et d'innovation. La créativité de ses employés est indispensable à la survie de Google et ce type d'entreprise doit sans cesse trouver le juste équilibre afin d'obtenir le maximum de travail de la part de ses salariés sans toutefois briser une créativité totalement incompatible avec les règles et les contraintes.
Pour pallier à cela, il existe un mécanisme managérial, à l'œuvre chez Google, permettant aux contraintes d'exister, sans toutefois qu'elles ne soient perceptibles par les salariés. Ce mécanisme tient en ces trois éléments :
- Au travers de références, d'événements et d'un langage communs, l'organisation crée une culture d'entreprise très forte qui non seulement positionne les Googlers comme un groupe à part, mais qui en plus surpasse les autres formes de socialisation qui font les particularités de chaque individu.
Google crée un groupe aux frontières bien définies et au sein duquel il gomme le maximum de différences possibles pour éviter la formation de sous-groupes se distinguant les uns des autres. - Elle prend en charge une partie des corvées quotidiennes du salarié et l'incite à tisser des liens d'amitié avec ses collègues. Par la place qu'elle occupe dans sa vie, elle se rend indispensable et incontournable et crée ainsi le dévouement que n'importe quelle autre personne aurait pour sa famille ou pour n'importe quel objectif de vie qu'il se serait fixé.
Google crée un contexte, rendu possible par la culture en place, incitant ses salariés à mettre de côté leurs vies et leurs intérêts propres au profit de l'organisation à laquelle ils appartiennent. - Elle laisse autant que possible ses salariés sélectionner et former les nouveaux afin que ces deux phases se fassent mathématiquement en fonction des valeurs déjà existantes au sein du groupe, pour éviter d'intégrer des travailleurs différant trop du collectif.
Google entretient son mécanisme lors de l'arrivée des nouveaux salariés afin d'assurer la meilleure intégration possible qui fera du conformisme un plaisir.
En fin de compte, il ne s'agit pas chez Google de contraindre les travailleurs en leur retirant des libertés, mais plutôt de faire usage de diverses techniques d'"hyper-socialisation" les incitant à les ignorer. Que ces libertés soient supprimées ou ignorées, le premier résultat reste que les salariés n'en profitent pas. Mais dans ce second cas, cela n'est pas vu d'un mauvais œil, puisque ceux qui subissent sont également ceux qui infligent. Et on peut même aller jusqu'à observer le phénomène inverse : puisqu'ils le font volontairement et qu'ils en retirent la reconnaissance de leurs pairs, les salariés seront parfois même heureux de retirer eux-mêmes certaines de leurs libertés pour assurer le bien-être de l'organisation dont ils font partie.
L'individu s'inflige alors volontairement une masse de travail telle que certains ne tiendront pas le choc, comme le note Michael Malone : "Il existe un contrat social dans toutes les boites de haute technologie et surtout les start-up à leur tout début. Et ce contrat dit 'Prenez des risques avec nous, donnez le maximum et vraiment tout ce que vous avez. Vous allez peut-être dormir par-terre, travailler 100 heures par semaine, vous n'aurez peut-être pas d'autre vie que le boulot pendant quelques années, mais si on y arrive, vous allez être riches au-delà de vos rêves les plus fous.' Google est un exemple de ça, ils y sont arrivés. Est-ce qu'ils ont broyé des gens ? Bien-sûr qu'ils ont broyé des gens. Les gens ne craquent pas parce que la compagnie a trop de succès : ils craquent parce qu'il est impossible de tenir ce rythme pendant 10 ans.".